La revanche de La Daimler :
"Chronique de Bertrand Rakoto, analyste marché automobile et spécialiste en veille concurrentielle et stratégie produit. Après plusieurs années passées chez Polk, Bertrand Rakoto mène désormais une activité d’études et de conseil sous le nom D3 Intelligence.
Je parlais la semaine dernière de l’évolution du modèle économique de l’automobile et de son arrivée par de nouveaux acteurs. La mobilité et la connectivité figurent parmi les principaux changements qui touchent l’automobile et, naturellement, ce sont les start-ups qui apportent le plus de changement. Naturellement, parce que les start-ups sont des lieux de créativité et de développement. La notion de disruption ou de créativité dans une entreprise centenaire tient plus de la gageure que de la promenade de santé. Les réactions suite à ma chronique sur Faraday Future prouvent combien il est difficile d’intégrer le changement dans une industrie qui reste souvent convaincue que l’innovation, c’est une question d’équipement et que la disruption est une attitude insolente voire désinvolte. L’organisation moins formelle et plus créative des start-ups leur permet d’innover et de pousser leur réflexion au-delà du cadre que s’autorisent les entreprises plus traditionnelles. La conception des automobiles, le modèle économique, la technologie et la mobilité au sens globale évoluent rapidement sous cette influence.
La volonté de Daimler
Daimler a bien l’intention de ne pas rester sur le quai en regardant le train partir et se lance dans un plan de rafraichissement managérial qui porte le nom "Leadership 2020". L’ambition du groupe est de dépasser BMW d’ici la fin de la décennie. Une ambition partagée avec Audi mais le constructeur d’Ingolstadt part avec un double handicap. D’une part, le sacerdoce technologique d’Audi camoufle une certaine frilosité culturelle à explorer de nouveaux segments. D’autre part, Audi va certainement connaître des temps morts dans les années à venir du fait de la restructuration et la recherche d’économies du groupe. Jusque-là très conservateur, le style devrait enfin être renouvelé d’ici peu d’après les récentes déclarations de Marc Lichte, responsable du Design Audi. Il est d’ailleurs probable que la récente offensive de Mercedes-Benz dans le segment compact lui permette de passer devant Audi en chiffres de ventes mondiales dès cette année.
Daimler compte poursuivre cette dynamique et a pris l’initiative de dépoussiérer sa culture. Cette semaine, Dieter Zetsche et l’ensemble des membres du comité de direction se sont adressés par courrier aux employés du groupe en mettant en avant que “notre monde évolue à grande vitesse, les challenges sont plus complexes que jamais et de nombreuses tendances sont tout sauf stables.” D’après ce courrier révélé par Bloomberg, l’intention de la direction de Daimler est de "ré-évaluer, si nécessaire, redéfinir la façon dont l’entreprise dirige ses employés, son entreprise et [sa direction]." Il est rare de voir une pareille remise en question. Pour cela, Daimler va affecter 150 cadres à l’élaboration du plan Leadership 2020 pendant 6 mois, de janvier à juin 2016.
Déverrouiller les organisations
Il faut faire preuve de beaucoup de recul et rompre un formalisme que l’on sait exacerbé chez les allemands pour qu’une telle remise en cause soit couronnée de succès. Le pari en lui-même constitue une innovation. Daimler souhaite le relever et il n’est pas seul puisque Harald Krueger, P-DG de BMW compte également s’engager dans une revue stratégique de l’entreprise l’année prochaine. Ce genre de chose nécessite de mettre de côté le formalisme hiérarchique, de faire preuve de beaucoup d’écoute et de pouvoir s’exprimer librement. La discipline allemande serait bien en train d’organiser sa mue pour mieux s’approprier l’environnement changeant dans lequel l’automobile évolue. C’est une évolution qu’il va falloir suivre de près.
L’innovation requiert de la créativité, bridée et rare dans les systèmes normés. Pour favoriser la créativité, les grandes entreprises doivent créer des environnements propices, sous forme de studios ou de cellules indépendantes. Les start-ups sont des viviers naturels pour cela mais il est impossible de dupliquer la culture d’une petite entreprise innovante au sein d’une organisation super structurée. Par ailleurs, la culture des grandes entreprises évolue à la fois par contraintes, c'est-à-dire la création de nouvelles normes et procédures qui se superposent, et par paresse, c'est-à-dire le mouvement naturel d’une hiérarchie et d’employés qui s’installent dans une routine confortable. De façon plus optimiste, la culture peut évoluer sous la direction d’un leader charismatique qui entraîne avec lui le management et motive les employés. Mais il s’agit là de patrons souvent visionnaires, faisant preuve de plus de prosélytisme que d’égo, disposants d’employés sensibilisés aux résultats et au succès de l’entreprise.
En étant plus pragmatique que chanceux, il n’est pas évident de retrouver du dynamisme sans remplacer des personnages clés d’une entreprise, voire parfois une majeure partie des cadres ou de certaines catégories d’employés. Les actions qui vont être menées par Daimler et BMW sont presque des cas d’école puisque le management sera en charge de guider le changement, gagner l’adhésion des employés et implémenter l’adaptation de l’entreprise à un environnement changeant. L’équation a beaucoup d’inconnues et il faut beaucoup de détermination pour la résoudre. Cependant, il y a des chances que les allemands parviennent à leurs fins. Simplement parce qu’ils savent qu’ils n’ont pas le choix s’ils ne veulent pas s’affaiblir sous la menace de nouveaux entrants et de l’évolution des attentes des consommateurs. D’ailleurs, Daimler est déjà engagé dans l’évolution vers la mobilité multimodale grâce à son écosystème Moovel.
Un tel changement est-il possible en France ?
En matière d’industrie, il ne faut pas passer son temps à dupliquer bêtement ce que fait le voisin mais il est impératif de savoir s’inspirer des changements choisis par la concurrence pour ne pas les subir. L’inspiration n’est pas un copier/coller. C’est comprendre pourquoi l’autre change et comment adapter sa structure à contenir ou dépasser la concurrence. Il est difficile d’imaginer les constructeurs français opérer un tel changement. On rencontre dans les grandes entreprises françaises un système de castes assez largement répandu. Et pour des questions de pouvoir et de politique interne, la mutation ne peut guère s’opérer autrement qu’en brisant ces systèmes dépassés. Être proactif nécessite de motiver, d’impliquer et de libérer les employés. Être créatif nécessite de promouvoir un environnement favorable à l’inspiration, un problème très différent que les équipementiers français ont su mener parce qu’ils sont internationalisés pour travailler avec l’ensemble des constructeurs créant ainsi plus de diversité dans leurs rangs. Ils y ont été contraints pour survivre face à la concurrence.
Les constructeurs français opèrent déjà différents changement culturels. Renault progresse depuis longtemps grâce à l’Alliance et les autres marques du groupe qui génèrent plus de diversité. En revanche, PSA doit attendre le plan Back in the Race 2 qui pourrait être annoncé en même temps que les résultats 2015 en février prochain. Il aura la lourde tâche de définir les directions pour rassembler les employés et conduire les transformations nécessaires pour conduire l’entreprise vers une nouvelle dynamique de marché puisque pour l’instant ce sont des restructurations qui prennent place et la structure du management évolue peu ou pas. Dans les deux cas, Renault et PSA doivent savoir évoluer en se débarrassant impérativement des cloisonnements hérités du système élitiste français. Ce souci est moins présent chez les allemands. Le programme Leadership 2020 sera très intéressant à suivre, les mutations des entreprises sont toujours riches d’enseignements."
Bertrand Rakoto
D3 Intelligence